2021 - James Joyce, Ulysse

Acheté en 1992, lu la même année, relu en 2021.

« Tu as lu quoi cet été ? – J’ai relu Ulysse. Et toi ? » Voyons de plus près de ce que recouvre cette phrase de snob : l'appropriation tardive et limitée d'un monument de la littérature. Et un peu de fierté !  

J’ai lu une première fois Ulysse l’été 1992 : je me souviens surtout de ne pas l’avoir compris, au point que j’ai été un temps convaincue de l’avoir lu en anglais. J’étais alors jeune fille au pair en Irlande, j’ai pensé qu’il faisait partie des livres que la dame chez qui je travaillais m’avait prêtés, parce que chef d’œuvre national. Mais non, je le lus de ma propre initiative, en français, et en passant à côté. Ce n’était pas mon premier Joyce. J’avais lu en 1989 Stephen le héros (emprunté) aucun souvenir maintenant, mais retrouver Stephen Dedalus au début d’Ulysse m’avait donné quelque courage, comme un point de repère dans l’inconnu. Il ne me fut pas utile bien longtemps dans une lecture qui fut fastidieuse bien que déterminée à aller jusqu’au bout de son ennui, encouragée, flattée par le jugement admiratif de mon hôtesse qui en oubliait de me faire travailler, et qui devait finalement m’avouer ne pas aimer Ulysse ! Jusqu’à la dernière page j’avais espéré la clé qui m’ouvrirait rétrospectivement le chef d’œuvre. Rien de tel n’arriva et avec un léger regret je reléguai Ulysse au rang des monuments inaccessibles, aux côtés de La divine comédie (tenté de lire vers l’âge de vingt ans) et de Faust (lu vers le même âge, pas noté), me contentant de lieux communs : « L’Odyssée en une journée à Dublin », « le courant de conscience », « le monologue de Molly Bloom » ; la seule image personnelle que j’en gardais était ledit Stephen dans une tour en bord de mer.

Trente ans ont passé, je me suis frottée à l’art d’écrire, ai lu des écrivains critiques ; et dans Le rideau de Milan Kundera (acheté, lu en 2021), généalogie de son art romanesque, un petit passage sur Ulysse. Comme l’épopée, le roman moderne est fondé sur l’action, mais lui la problématise : qu’est-ce qui différencie l’action du geste routinier ? Le « microscope » joycien, écrit Kundera, « agrandit démesurément chaque minuscule geste quotidien et transforme ainsi une journée archi-banale de Bloom en grande odyssée moderne. » A cause de cette phrase et des loisirs estivaux, j’ai rouvert les deux volumes de Joyce délaissés chez mes parents. Un mois après avoir terminé leur lecture, ma première impression en est de durée : je ne me souviens pas tant d’une histoire ou de personnages que d’avoir pris un bain de prose joycienne de six semaines. L’odyssée dont il est question est aussi celle du lecteur.

Le voyage avait pourtant failli s’interrompre au bout de deux cents pages, en plein courant de conscience de Léopold Bloom. Après les premiers chapitres relativement aisés à lire, où j’avais éprouvé une satisfaction identique à celle de ma lecture de 1992 à retrouver Stephen Dedalus dans sa tour au bord de la mer d’Irlande (je retrouvais un lieu de mon imaginaire), je m’enlisais dans le récit. La patience avec laquelle j’acceptais au début de ne pas tout comprendre, confiante dans des éclaircissements ultérieurs, s’amenuisait au fur et à mesure que je prenais conscience qu’il n’y aurait pas d’éclaircissement ; malgré quelques allusions remarquées à la Grèce antique, je cherchais en vain des parallèles avec L’Odyssée qui aillent au-delà de Bloom-Ulysse, Stephen-Télémaque et Molly-Pénélope. Avoir repéré le thème de la filiation ne me suffisait pas. J’ai décidé de chercher un guide : la page wikipédia d’Ulysse donne la structure détaillée du roman. J'ai ignoré les riches développements philosophiques et esthétiques sur le symbolisme de l’œuvre, mais suivre le plan général de l’œuvre a sauvé ma lecture. Munie de ce fil j’ai accepté de me laisser entraîner et de renoncer non à une lecture active, mais malgré elle à une quelconque maîtrise, celle dont avaient dû faire preuve les traducteurs pour rendre la virtuosité de la langue originale.

Je me suis donc laissée aller à la prose virtuose de Joyce, son inventivité, sa précision, la diversité de ses registres, l’étendue de son vocabulaire, son érudition. Joyce ne recule devant rien, se permet d'un côté toutes les références, les citations, des poèmes, du latin, du gaëlique, saint Thomas d'Aquin, mythes et nationalistes irlandais ; de l'autre, tous les jeux de mots ou de sonorités, toutes les obscénités et blagues de mauvais goût ; autant dire qu'il ne recule ni devant les accumulations ni devant les longueurs ! Il y a un côté hugolien dans Ulysse. Son humour, que je n’attendais pas, a été une des bonnes surprises de ma lecture, ponctuée de quelques éclats de rire. Certains passages sont plus faciles à lire que d’autres, ce qui m'a permis de respirer : les parodies de romans sentimentaux ou de romans simplement mauvais, ou le chapitre en forme de questions/réponses. 

Rarement j’ai éprouvé une sensation d’artificialité comme dans Ulysse, œuvre qui semble proclamer avant tout sa nature littéraire et nous tient conscient à chaque page qu’on est en train de lire, et de lire que nous sommes langage, que nous sommes pétris de discours, que tout ce que nous vivons est texte. Cela pourrait être pédant, précieux : ce ne l’est pas, tant rien ne sent le recherché ; ce serait plutôt le trop-plein du langage qui déborde la réalité. Sans doute parce que Joyce a foi dans le Verbe et l'Art, il n'y a rien de ce fabriqué, de ce figé que connote le mot « artificiel » ; tout est saisissant de vie et de dynamisme. Tel est à mes yeux le mystère et la réussite d’Ulysse. Les pages sur Stephen à la plage sont d’une telle justesse dans le rendu des sensations qu’elles appelaient à elles mes propres souvenirs et m’y renvoyaient avec un sentiment de présence confinant à l’hallucination. Il rythme la durée à travers un motif, celui du savon que Bloom achète le matin, glisse dans la poche arrière de son pantalon jusqu’à ce qu’il puisse, à son retour tardif chez lui, enfin le ranger tout cabossé par la longue journée, pendant laquelle il a senti sa présence, discrète ou inconfortable. Côtoyer tout au long du roman un certain nombre de dublinois du 16 juin 1904 contribue à nous immerger dans l'être de la ville, et m'a procuré le même plaisir que de revoir des personnages dans La comédie humaine. Plusieurs scènes ont le réalisme propre au cinéma… à une époque, le roman ayant été écrit entre 1914 et 1921, où le cinéma en manquait : la longue scène dans les bureaux de la rédaction d’un journal semble avoir enfanté Citizen Kane. Andy Warhol avait le fantasme de saisir les mouvements d’une conversation réelle, le plaisir qu’elle donne, et avait pensé l’atteindre par l’enregistrement. Ulysse montrer que l’épuisement de la réalité ne peut être tenté que par des moyens formels. 

Que deviennent dans de telles conditions les personnages, l’histoire, l’action ? L’obsession joycienne de tout saisir par le langage égalise dans le roman tout ce qui fait la matière de la vie. Les sensations sont mises au même plan que les répliques, les impressions diffuses que les pensées fortes ; tout est langage mais la parole, dès lors, est relativisée. L’action, l’histoire, se fondent dans le tout-venant de la vie, comme dans ces tableaux de Vuillard où les vêtements des femmes se détachent à peine des tapisseries derrière elles ; des répliques de dialogue se succèdent à plusieurs paragraphes d’intervalle : tant de « choses » ont passé entretemps ! Il reste pourtant une histoire – celle d’un amour, celui de Leopold et Molly Bloom, qui tient, malgré la mort d’un fils, les adultères de chaque côté, le temps ; celle d’un fils, Stephen, qui se sent étranger à ses parents, coupable d’avoir refusé à sa mère mourante, par conviction, de prier pour son âme ; celle de ce père et de ce fils qui se croisent recroisent et finalement se rencontrent, liés par un sentiment filial naissant. Le reste, je le laisse aux universitaires, pour qui une telle œuvre, truffée de références, est une mine de sens à exploiter : je leur laisse les innombrables jeux avec L’Odyssée, Hamlet, la vie de Shakespeare, la consubstantialité du Père et du Fils. C’est ma limite, et peut-être celle d’Ulysse : pas envie de fouiller.

Commentaires

1. Le mardi 12 octobre 2021, 10:11 par Ernesto Palsacapa

Le problème de ce livre est qu'il suppose d'avoir la page Wikipédia avec le décryptage pour être accessible, ce que je trouve quand même embêtant...

En tout cas, te voilà prête pour t'attaquer à Finnegan's Wake !

2. Le mercredi 13 octobre 2021, 11:13 par Véronique Hallereau

On peut sans doute le lire et l'apprécier sans guide, grâce aux encouragements d'un autre lecteur..

Aucune envie de lire Finnegan's Wake pour le coup réputé expérimental et illisible ! En revanche j'ai acheté Gens de Dublin dont une des nouvelles a été adaptée au cinéma par John Huston. Et avoir lu Ulysse me donne envie de me plonger dans Virginia Woolf - Mrs Dalloway. Pour comparer... 

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