1987 - Jean Giono, Regain

Regain.jpgEmprunté à la bibliothèque ?

Il est des œuvres qui nourrissent des rêves et ont pour nous le goût du bonheur. 

Quand je pense à Regain, je ne me rappelle pas précisément les personnages ni vraiment leurs actes. En revanche, je suis immédiatement transportée dans une campagne baignée d'une vive lumière et dont les arbres et les herbes hautes bruissent et ploient sous les fortes caresses d'un vent facétieux. Je suis dans cette lumière et je m'envole, soulevée par le vent qui m'enveloppe et se joue de moi, comme il joue avec les personnages de Regain quand ils marchent vers le village abandonné auquel ils redonneront vie. Je me souviens de l'harmonie entre l'homme, la femme et la nature, embrassés dans une même prose chantant leur vitalité, leur quiétude et leur sensualité. Et cela allait de soi que la dernière entraîne les deux premiers à s'aimer et qu'elle accueille leurs ébats. Autant que par la sauvagerie noire d'Heathcliff, je fus entraînée par la force terrienne et solaire de l'homme de Regain

Quand quelques années plus tard, je lus L'air et les songes de Gaston Bachelard et fis connaissance avec sa théorie de l'imagination matérielle (les images réellement poétiques sont produites par les rêveries des quatre éléments de la matière), je reconnus que mon imagination s'attachait plus à l'élément aérien, et dès lors je compris pourquoi Regain m'avait procuré un tel bonheur. Le récit, par ses riches descriptions du vent, est entré en résonance avec mon imagination qui, ainsi que celle du poète anglais Shelley donnée en exemple par Bachelard, associe à la rêverie de l'air la douceur, la musique, la lumière. Selon Bachelard, le choix que fait l'imagination d'un élément particulier provient du pays natal, cadre des premières sensations, des premières expériences. Lui-même évoquait la Champagne, ses collines et ses rivières, qui avait nourri une imagination de l'eau. Je ne sais si passer ses premières années en Bretagne incline nécessairement l'imagination à la poétique de l'air, mais il est certain que dans mon cas ce cadre me fit ressentir mien la campagne ventée d'une Haute Provence pourtant loin de la mer. 

Autre matière commune à mes premières années et au récit de Regain : la pierre. J'ai grandi dans un jardin ceint de murs de pierres. Tous les jours pendant dix-huit ans, inconsciente de ma chance, je me suis levée en regardant un mur aux pierres avec le temps dérangées par les énormes touffes d'herbes et les fleurs coriaces qui avaient poussé entre elles, et flanqué de deux tours qui marquaient les limites du jardin. J'aimais, à la suite du chien qui aboyait sur eux, regarder filer les lézards sur les pierres de granit tachetées de mousses et de mica, colorées par la lumière, tantôt couleur de terre ou grises comme la mer, tantôt d'or, tantôt doucement rosées, parfois chaudes et toujours rugueuses sous la main. Pourtant, comme la lande, je me demande si je ne les ai pas avant tout aimées grâce à la littérature, si je ne les ai pas réellement perçues pour la première fois dans Le club des Cinq : sur l'îlot que possède Claude, il y a un château fort en ruines où elle aime jouer avec ses cousins. Le hameau en ruines de Regain fit écho à ce château rêvé. Ce ne sont pas les ruines en elles-mêmes qui me faisaient rêver, mais que le couple s'y installe, et reprenne une à une les pierres pour bâtir un mur, une maison, un village, et redonne un sens aux choses désaffectées.

Enfin, que le récit s'achève dans cette renaissance, commencement d'une vie qui ne sera jamais écrite et qui dessine un vide où peut se déployer l'imagination du lecteur, a dû contribuer à ce que j'adore Regain. Beaucoup plus tard, quand je découvris le Tchékhov nouvelliste, je sus à quel point j'étais sensible aux fins ouvertes et à l'espoir qu'elles suscitent. 

Je trouve curieux de n'avoir jamais eu le désir de relire Regain. Autant je regarde facilement un film aimé plusieurs fois, autant je relis rarement les romans ou récits qui m'ont plu. Peut-être parce que je les porte en moi et que je tiens à couver mon souvenir sans faire de place pour les nouvelles impressions que susciterait une deuxième lecture ?

Commentaires

1. Le mercredi 15 mai 2013, 13:31 par sigoutis

Merci, Véronique pour ce bel article.
Moi aussi, j'ai beaucoup aimé "Regain"
Et j'aime beaucoup "Soljénitsyne, un destin", que je suis en train de lire.
Ce n'est pas seulement le livre d'une historienne qui connaît à fond son sujet; il y a un ton, un style, et de la poésie.
J'espère que tu continues. Que les muses te soient propices.

2. Le mercredi 15 mai 2013, 18:36 par Véronique Hallereau

Merci à toi, sigoutis, mon fidèle lecteur.

3. Le vendredi 19 juillet 2013, 07:30 par jacques

et Claude Simon http://associationclaudesimon.org/ l'avez vous lu ? pour moi il a tout changé de ma vie de lecteur !

4. Le vendredi 19 juillet 2013, 08:59 par Véronique Hallereau

Bien plus tard, et je n'en ai lu que deux : Le Vent, et Triptyque. J'ai le souvenir de romans qui demandent de longues plongées dans leur matière et qui vous imposent leur rythme lancinant. Je l'ai bien accepté pour Le Vent, beaucoup moins pour Triptyque. Pourriez-vous écrire en quoi Simon a changé votre vie de lecteur ?

5. Le dimanche 28 juillet 2013, 11:38 par Jacques

C'est difficile de vous répondre en quelques mots : mais disons que ici, dans les livres comme l'Acacia, le Jardin des Plantes, il y a une sorte d'expérience physique pour le lecteur de la simultanéité des souvenirs, Et aussi un travail sur la langue qui est d'une densité exceptionnelle. La prose de Claude Simon, pour moi, est complètement superposable à la poésie, Ajoutons la dimension humaniste, ironique, les références et les citations des grands auteurs du 19e et 20ème siècle, la référence pour la peinture ; tout ceci me touche énormément. Donc pour moi un choc, une découverte de la puissance d'évocation de la littérature chez un auteur qui est considéré comme difficile certes, par ce que l'écriture chez lui est un long travail, pas a pas.

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