2015 - Emmanuel Carrère, L' Adversaire
Par Véronique Hallereau le dimanche 28 mars 2021, 10:00 - Lectures d'âge adulte - Lien permanent
Je lis rarement un roman sur la seule foi de son sujet : le sujet peut être massacré par l'écrivain si son écriture ne se hisse pas à la hauteur, et plus il est attirant – comme un fait divers éminemment romanesque – plus la déception du lecteur sera grande ! C'est ce qui m'arriva avec L' Adversaire.
Puisque la couverture est extraite du film que Nicole Garcia a
tiré du livre d’Emmanuel Carrère, je vais en dire un mot, d’autant plus que je
le vis à sa sortie, en 2002 donc si j’en crois l'internet. Comme tout le monde j’étais fascinée par l’affaire Jean-Claude Romand, histoire digne d'une tragédie grecque. Le choix de
Daniel Auteuil pour l’interpréter ne me sembla pas très heureux, manque d’aura,
de puissance d’acteur pour incarner un homme qui avait su imposer à ses
proches le récit totalement inventé d’une vie de médecin aisé ; la caméra de
Nicole Garcia reste très extérieure au personnage, et à aucun moment ne permet
de mieux le comprendre ; bref le film me parut assez plat.
Bizarrement, je n’eus pas alors la curiosité de lire le livre
d’Emmanuel Carrère, à qui je commençai à m’intéresser seulement des années plus tard quand je lus les critiques sévères que l’écrivain Pierre Mari consacra à son Limonov puis au Royaume*. Je lus le premier en 2014 puis, en 2015,
je lus Le Royaume tout juste paru et dont mes parents me faisaient l'éloge, Un
roman russe et L’ Adversaire donc, qui est
jusqu’à présent le dernier que j’ai lu de lui.
J’ai été déçue par ma lecture – pour la raison mentionnée en
introduction, mais aussi par ma faute. J’espérais en effet, contre tout ce que
je savais de Carrère et avais déjà lu de lui, qu’il ferait comme un Robert Merle avec Rudolph Hoess dans La mort est mon métier, ou un Morgan Sportès dans Tout, tout de suite (lu en 2012) sur "le gang des barbares", c’est-à-dire qu’il essaierait
en romancier de comprendre ce personnage et de nous le faire comprendre, d’écrire
son extraordinaire double vie née de la honte d’un échec, de son impossible
aveu, puis d'un mensonge assumé, de plus en plus abyssal, qui le conduisit aux
meurtres. Carrère avait à sa disposition pour cela – il nous le dit amplement –
tous les dossiers du procès qu’il avait suivi en chroniqueur judiciaire. Or il
n’en fait rien. Pas de roman pour Romand. Comme il n’est pas chien il nous brosse
tout de même le récit de l’affaire, en remaniant sans doute les articles écrits
pour Le Nouvel Observateur. Sur ce plan, il a l’art de synthétiser une
documentation pléthorique et d’en tirer une narration soutenue, que j’ai lue
avec plaisir... toutefois un plaisir amoindri.
Pourtant, Carrère s’est senti
appelé, voire requis par l’affaire Romand, à tel point qu'il l’a rencontré et a
entretenu une correspondance avec lui. Il raconte ses démarches, son désir d’écrire
un livre sur lui, ses hésitations ; son récit montre finalement un
romancier impuissant à donner forme à sa fascination pour le meurtrier, fascination qu'il n'approfondit pas : la lectrice que j’étais ne risquait pas d'approfondir la sienne. Pourquoi est-on à ce point bouleversé, pourquoi se sent-on
concerné par cette histoire ? Carrère n’a cessé d’expliquer depuis lors
dans les médias (plus que dans son livre d’ailleurs) qu’il avait abandonné la
fiction avec L’Adversaire. Sans
doute, me dis-je aujourd’hui, parce qu’il avait trouvé face à lui un autre narrateur,
autrement plus puissant que lui, qui a fait de sa vie une pure fiction,
que près de vingt années ont chargée de réalité et à laquelle elles ont
donné tout leur poids d’existence, et qui a enfanté de la pure violence. Le romancier
qu'était alors encore Carrère s'est senti bien léger à côté, avec ses petites
histoires sans conséquences ; il a dû s'incliner devant ce démiurge de soi et
du réel, à l’œuvre plus imaginative, plus opérante, plus performative. L’ Adversaire
est donc le récit d’une défaite, non assumée, transmuée en « non-fiction »,
la voie qu’il empruntait avec ce livre : Moi chevauchant un grand sujet. Pour
reprendre les termes de René Girard, au mensonge romantique de son adversaire,
fauteur de violence, Carrère renonçait à opposer la vérité romanesque.
J’ai pensé récemment, et
c’est ce qui m’a donné envie d’écrire ce billet, à une vieille
lecture, Le journal d’Edith de
Patricia Highsmith, lu en 1991. Ce que Romand a fait dans la vie, Edith le
fait dans son journal. Comme pour lui, le mensonge qu’elle construit, d’abord
minime et bienfaisant, la soulageant de l’échec, au fil des années creuse un
gouffre entre la vie réelle et la vie imaginaire, où elle se disloque. Si Edith
ne ment pas aux autres, elle se ment à elle-même, et la violence que le
mensonge porte en lui s’exercera non sur les autres, mais sur elle, jusqu’à la
folie. Cette lecture m'a marquée car elle me rappela que mes premières
tentatives de tenir un journal m'avaient conduite à enjoliver un événement qui
ne s'était pas passé comme je l'aurais voulu, que la passagère satisfaction que
ce mensonge de confort m'avait procurée m'avait poursuivie comme un remords. Le journal d'Edith fit comprendre la faille que
cet arrangement bénin avec la réalité avait laissée apparaître, et la menace
qu'elle portait. J'entendis l'avertissement.
Le souvenir de ce roman ne
m’est pas revenu au moment de ma lecture de L’ Adversaire, mais aujourd'hui c'est lui qui m’aide à
comprendre mon intérêt pour l'histoire Romand. Un personnage que Carrère a
renoncé à saisir, de peur sans doute de se confronter à ses propres démons.
* Plus disponibles sur Internet où il arrive que
les choses disparaissent, mais je crois savoir que l’auteur en prépare un
recueil.
Commentaires
Pour ceux que l'affaire dite Romand intrigue, un autre film, contemporain de celui de N. GARCIA, évoque avec davantage, selon moi, de réussite cet opaque parcours : "L'emploi du temps" de Laurent CANTET. Aurélien RECOING y incarne une évocation, à la fois trouble et inquiétante, du personnage éponyme. La où cette œuvre me semble toucher plus pleinement au sujet se trouve dans la prise en charge des points de vue de la famille sur "Romand" : enfants, épouse, parents observent cet être inaccompli et nous le font ressentir. La dernière scène, glaçante, lui fait dire, alors que tous posent sur lui un regard d'effroi : "je vous fais peur ou quoi?".
Je crois bien avoir vu ce film de Laurent Cantet, mais j'en ai encore moins de souvenirs que de celui de Nicole Garcia... Il me semble que dans les deux cas, le personnage manquait d'une certaine autorité, qu'il devait avoir pour réussir à imposer son mensonge à son entourage. Romand devait trembler d'être découvert, mais il devait aussi exulter, atteindre une certaine euphorie, devant la réussite de la fiction qu'il inventait chaque jour. L'interprétation des acteurs ne rendait pas justice à cette ambivalence du personnage.