2013 - Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?
Par Véronique Hallereau le mercredi 8 juillet 2015, 18:00 - Lectures d'âge adulte - Lien permanent
Acheté, lu aussitôt.
Sur la foi d’une critique élogieuse, j’avais lu en 2007 Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, le livre le plus connu de Pierre Bayard et qui fut, quelques années plus tard, le déclencheur de ce blog (voir « Une œuvre en cours »). Aurais-je été résistant ou bourreau ? s’inscrit dans la même veine, ainsi que le montre son titre un peu grotesque, à mi-chemin entre l’uchronie et un quiz du Nouvel Observateur spécial été.
Aussi l’intérêt de la recherche personnelle s’atténue-t-il rapidement pour laisser place à la seule question qui vaille : quelles sont les diverses causes psychologiques et spirituelles (mais c’est peut-être moi qui ajoute ce second adjectif) qui poussent un individu à franchir le pas ? Bayard passe en revue les degrés de résistance, les raisons explicites ou sous-jacentes – patriotisme, idéal, amour, foi – les figures – le héros combattant, le juste sauveur – examine des cas célèbres – le consul du Portugal qui désobéit à sa hiérarchie et distribue des milliers de visas, l’itinéraire du jeune Daniel Cordier qui laisse tout tomber pour rejoindre la France libre à Londres, le village du Chambon sur Lignon qui garde le secret sur les Juifs qu’il cache. Il tente d'expliquer comment, à l’inverse, un homme normal, dans certaines circonstances, se comporte en bourreau. Il utilise pour cela l’excellent travail de l’historien Christopher Browning, Des hommes ordinaires, sur un bataillon de policiers de Hambourg envoyé en Pologne pour massacrer des Juifs, que je connaissais de réputation et qu'il me convainquit de lire peu après. Il arrive à quelques grandes caractéristiques du résistant potentiel : idéalisme, imagination (capacité d’imaginer et de vivre une autre vie), et je dirais une autonomie spirituelle qui permet de se distancer du groupe et de ses injonctions morales, bienfait quand l’injonction morale est d’assassiner. (Mais être en contact avec un groupe déjà constitué de résistants facilite l’engagement personnel.) Le livre refermé, l’incertitude demeure – et Pierre Bayard n’avait pas d’illusion à ce sujet. On aurait beau cocher toutes les cases marquant le résistant potentiel, on ignorerait toujours quel aurait été son choix tant il existe d’impondérables ; et la question demeure sans réponse tant que la vie ne nous a pas présenté l’occasion qui nous mettra à nu.
Une partie de moi, exaltée par ma lecture de Soljénitsyne et plus globalement des écrivains russes de la période soviétique, a toujours souhaité qu’une telle occasion se présente. Ce que l’on vit dans le quotidien peut-il donner un indice, à son échelle, de ce que l'on ferait à un moment plus décisif ? Accepter de prendre un petit risque implique-t-il qu’on acceptera un gros risque ? J’ai été courageuse ; j’ai été lâche. J’ai surmonté ma peur comme j’ai été dominée par ma peur. Voilà qui ne m'aide pas à deviner ce que pourrait être mon comportement ni où sont mes limites. Je voudrais être digne des écrivains que j’ai lus et admirés. Akhmatova qui refuse l’exil parce qu’elle considère que son devoir de poète est de rester dans sa patrie, parmi son peuple, même si cela implique des années de silence, un risque pour son fils et pour elle ; Soljénitsyne d’accord avec son épouse que L’Archipel du Goulag, témoignage de vérité et martyrologe, sera publié quel que soit le prix pour eux et leurs enfants. Une certitude leur est commune : son destin n’est pas séparable de celui des autres. On ne se sauve pas seul. Je ne souhaite plus comme dans ma jeunesse vivre une époque aussi tragique que la leur, même s’il semble que, sous d’autres formes, nous nous rapprochions d’eux, de leur vécu et de leurs dilemmes. Mais sans désirer aborder d’aussi abrupts rivages, il est bon de savoir que d’autres l’ont fait, et que c’est possible.