2000 - Renaud Camus, Répertoire des délicatesses du français contemporain
Par Véronique Hallereau le jeudi 2 juin 2016, 17:18 - Lectures d'âge adulte - Lien permanent
Acheté, lu aussitôt.
J'entendis parler de cet ouvrage au moment de son édition en écoutant l'émission Répliques où Alain Finkielkrault avait invité Renaud Camus à parler de la langue française. J'eus tout de suite envie de le lire et achetai donc le Répertoire des délicatesses du français contemporain.
Mon goût pour la grammaire me fut révélé par mon professeur de français et de latin de troisième qui en était lui-même féru. Ce fut tardivement, néanmoins, après mes
études, que je lus plusieurs ouvrages sur la langue
française,
la grammaire, la ponctuation, les techniques de style. Je crois que
celui de
Renaud Camus fut le premier dans le genre : le travail sur mon portrait
de
Soljénitsyne, commencé fin 2000, favorisa ce
type de lectures. Cet ouvrage-là, pourtant, avait peu à voir avec l'art
d'écrire, quoiqu'un certain nombre de ses remarques se prête à une
meilleure maîtrise de la syntaxe : je pense notamment à celles sur
l'interrogation indirecte (je me demande ce que cela signifie)
sur lesquelles je reviendrai plus loin. Camus se centre davantage sur
l'usage de la langue, oral autant qu'écrit. Lire un tel ouvrage ouvre
les yeux et affine l'ouïe : les c'est vrai que, les bon appétit, bonne journée, bonne continuation souhaités en continu, l'inattention aux niveaux de langage (le gouvernement a entendu la grogne des profs), l'air débraillé des diminutifs (professeur devenu systématiquement prof, dont la principale qualité, quand il ne grogne pas, est d'être sympa), les prononciations fautives des finales, le tic célinien des redondances nom-pronom ou préposition-pronom (le président, il a raison... c'est de cette situation dont je veux parler....), et enfin l'immonde intrusion du pronom interrogatif dans une phrase indirecte, je me demande qu'est-ce que cela signifie... : tout dorénavant me sautait aux yeux et aux oreilles tant Camus accrut ma conscience du langage parlé.
Me
plut particulièrement le fait que Renaud Camus reliât cet état du
langage à une sociologie, et qu'il n'hésitât pas à parler de classes
sociales. Il prenait ses exemples auprès de l'élite intellectuelle du
pays, qui trahissait par sa langue, quand elle s'exprimait dans ses journaux de référence ou aux
radios d'Etat (médias que lui-même, ajoutait-il, lisait et écoutait), un esprit petit-bourgeois. Il constatait
avec consternation que cet esprit petit-bourgeois avait triomphé dans
la population puisqu'il avait gagné toutes les couches sociales,
jusqu'aux soi-disant cultivées. L'esprit petit-bourgeois était
caractérisé, selon Renaud Camus, par le culte de l'authenticité, de la
spontanéité, la haine de la médiation et celle de la forme, considérée
comme oppressante et hypocrite, un obstacle entre soi et soi : ce qu'il
appelait l'idéologie du "soi-mêmisme". Un
esprit qui hait l'art et la culture, ajouterais-je (je ne sais plus si
Camus l'écrivait) et je tenterai de développer l'idée dans un autre
billet.
L'évolution du sens des mots reflète une évolution de
la mentalité générale d'une époque et d'une société. La syntaxe révèle
sa façon de penser. Les fautes commises indiquent, tout autant qu'une
baisse de niveau, la moindre attention portée à la maîtrise de la
langue. On donne la priorité à l'expression spontanée de chacun ; on
accorde moins de temps à la relecture, on accorde moins d'argent à la
correction (dans les journaux ou l'administration par exemple). Les
nouveaux usages se généralisent ; d'abord fautifs par rapport à l'état précédent de la langue, ils s'imposent comme la nouvelle norme.
Il
est des raisons de s'en désoler quand le nouvel usage conduit à un
appauvrissement du sens. Des nuances se perdent. Je pense ainsi à
l'évolution du mot fascination qui souffre de ressembler à l'anglais fascination – et frappante est la ressemblance à l'écrit – alors
que le mot en anglais n'a pas l'ambiguïté que porte le mot en français.
Les Français tendent à l'utiliser dans l'unique sens "d'attirance très
forte", comme les Anglais, renonçant à la complexité du mot français
qui exprime un mélange d'attirance et de répulsion ; si bien qu'il est
très courant aujourd'hui de lire un mélange de fascination-répulsion ! Le
pire est encore ailleurs, dans la syntaxe des phrases complexes. Elles
sont plus difficiles à manier : les fautes peuvent être dues à une
maîtrise insuffisante du français ou, momentanément, à l'effet d'une
émotion trop forte qui vient perturber le bon fonctionnement de
l'esprit. Mais il suffit d'écouter régulièrement France Culture, et
depuis ma lecture de Camus, je n'entends qu'elles, pour se rendre à
l'évidence : elles sont le fait de 80 % des intervenants, journalistes,
experts, universitaires et artistes divers... Il s'agit donc d'un
mouvement de fond. Dans le cas de l'interrogation indirecte, les
guillemets sont supprimés et l'interrogation la plus familière
et redondante (qu'est-ce que ?) est intégrée directement à la phrase : Je me suis demandé : "Qu'est-ce que cela signifie ?" devient Je me suis demandé qu'est-ce que cela signifie.
Le locuteur nous met d'office à sa place et nous nous posons la
question avec lui : il nous impose son point de vue, sans distance
subjective, ni temporelle (contrairement au style indirect libre). Il
est remarquable qu'en résultat, le désir de spontanéité et de
permanence du présent s'exprime dans une phrase plus lourde que si l'on
avait employé l'interrogation indirecte.
Cette lourdeur se
retrouve dans l'usage de conjonctions de subordination souvent collées
à la préposition du verbe de la principale. Combien de fois entend-on,
toujours sur France Culture, des "Il faut réfléchir à comment utiliser les nouvelles ressources" ou bien "L'artiste nous interroge sur comment
réduire le gaspillage" ? On entend bien, normalement, que les deux
propositions se relient mal : le locuteur a beau les forcer, la
préposition et l'adverbe sont deux pôles chargés identiquement qui se
refusent à toute attache. Un nom au lieu du verbe dans la proposition
subordonnée simplifierait la liaison : "Il faut réfléchir à l'utilisation des nouvelles ressources", "L'artiste nous interroge sur la réduction du gaspillage". Les phrases ne sont pas géniales ; au moins sont-elles fluides. La volonté d'utiliser à tout prix un verbe vient là encore d'une
influence de l'anglais. Récemment, suite au billet sur ma lecture de
Guyotat, j'ai pensé ceci : L'élite française veut réformer le pays
pour le rendre conforme au modèle managérial qui domine la
mondialisation. Elle rêve d'action à l'anglo-américaine. Pour commencer
la réalisation de son rêve, elle fait appel aux forces magiques du
langage. Elle emprunte les mots de l'anglais, copie ses néologismes, sa
syntaxe, multiplie les verbes, pour au plus vite acter ses réformes et que celles-ci impactent
la société française. Mais on l'entend dans la langue : cet usage censé
dynamiser la phrase la rend balourde, molle et sans rythme. Trente ans
que la copie ne prend pas. Il est urgent de changer, d'agir, dit-on,
mais tout n'est que vaine agitation : comme sa langue, la France
malmenée s'embourbe et s'immobilise dans des soubresauts pathétiques.
Pour revenir au Répertoire des délicatesses du français contemporain, c'est là – ou dans l'émission de Finkielkrault qui lui était consacrée – que j'entendis parler de ce dialogue de Platon, Cratyle,
où l'on discute de la nature des mots. Le mot est-il un signe
arbitraire choisi par convention pour désigner une chose, et donc
ayant une histoire, ou bien est-il intrinsèquement lié à la chose,
l'étymologie donnant sa vérité (l'opinion de Cratyle) ? Camus concluait
que la première opinion était la plus rationnelle, mais montrait un
penchant pour celle de Cratyle. Son Répertoire
est pourtant passionnant en cela qu'il révèle, par l'étude de l'usage
actuel de la langue, l'état spirituel de la société française. Il est
donc aussi anti-cratylien. C'est cet équilibre entre deux tendances
opposées de Camus, ce dialogue qu'il mène tout au long des pages du Répertoire, qui fait toute la valeur de cet ouvrage qui est grande car il nourrit la réflexion des années après sa lecture.
Commentaires
C'est curieux : j'ai lu et j'ai beaucoup aimé ce livre de Camus et, en effet, il m'avait fait prendre conscience à moi aussi de nombreuses fautes que je ne relevais pas forcément avant... mais cette fameuse faute qui consiste à mettre un pronom interrogatif dans une phrase indirecte ("je me demande qu'est-ce que cela signifie"), qui est évidemment monstrueuse, ne me parait pas si répandue que ça dans les médias... mais peut-être que je me trompe et que je vais maintenant l'entendre tout le temps...
Je le pense. Encore dimanche dernier, en écoutant une fois de trop "Le masque et la plume" (épouvantable émission !), j'en ai entendu plusieurs...
Cette tournure de phrase est une des nombreuses laideurs caractéristiques des journalistes de radio et de télévision, mais elle n'est pas encore largement diffusée dans le langage courant, sauf peut-être dans le "je me demande qu'est-ce que" qui passe relativement inaperçu.
Le "c'est vrai que" est quant à lui tellement répandu que Camus parle sans hésiter de "c'est-vrai-qu'isme" et de "c'est-vrai-qu'istes". Il a tellement raison qu'après la lecture de cet ouvrage, pendant un temps, la fréquentation de certaines personnes devient difficile tant les "c'est-vrai-que" abondent. On entend même des "c'est vrai que c'est vrai que". La formule évoque à Camus les zéros qu'on ajoute sur les billets de banque lorsqu'une monnaie ne vaut plus rien.
Les "délicatesses", d'une lecture aisée car il fonctionne sur le mode de l'abécédaire, est une très bonne introduction à l'oeuvre de Camus et au c'est-vrai-qu'o-soi-mêmisme. Sa pièce maîtresse, Du sens, reprend la réflexion en s'appuyant sur le dialogue de Cratyle et Hermogène. Commençait (mais chez Camus, il n'y a en réalité jamais ni début ni de fin) pour lui un long voyage intellectuel qui allait le conduire à une critique radicale de notre société. Une critique qui n'est pas économique, sociologique ou philosophique, mais avant tout syntaxique.
PS: il est regrettable de ne pas pouvoir mettre d'italique dans les commentaires, et donc d'avoir une typographie fautive. Mais je sens que je suis en overdose de Camus...
C'est en lisant Camus que je me suis rendu compte que je disais "c'est vrai que". J'ai fait attention à me corriger et si cette attention dure toujours, je suis en revanche moins irritée par cet usage fautif (parfois doublé en effet !) que je ne l'étais. Tout mon courroux se concentre sur la question de l'interrogation indirecte. L'oreille sélectionne ce qu'elle veut entendre.
Quant à Du sens, sans avoir lu tout Camus loin de là, je considère aussi que c'est son maître ouvrage. Je lui consacrerai certainement un autre billet.
ps : désolée pour l'absence d'italique sur le formulaire, je ne sais comment y remédier...