1998 - Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre
Par Véronique Hallereau le mardi 19 avril 2016, 10:06 - Lectures d'âge adulte - Lien permanent
Acheté, lu aussitôt, et revendu.
Je n'aime pas qu'on m'offre des livres ou qu'on tente de me convaincre qu'il faut absolument lire tel ouvrage ; à l'inverse, il suffit qu'on m'en déconseille un avec des arguments moraux ou politiques pour que ma curiosité soit éveillée et que j'y aille voir de plus près. L'avertissement peut venir d'un inconnu dans une librairie qui, me voyant feuilleter un roman de Pierre Guyotat, Tombeau pour 500 000 soldats, m'objurgua de ne surtout pas le lire, ou d'intellectuels dans les médias prévenant contre les écrivains peuplant l'Enfer contemporain : les proto-nazis (Spengler), les fascistes (Julius Evola), les antisémites (Céline). Ajoutons les pédophiles (Matzneff) et le tableau sera complet.
Je notai dans mon journal que je lisais au même moment Mort à crédit : je retrouvais le style, la même tonitruance désespérée ; et la lecture en était souvent drôle. Il y avait dans le pamphlet au moins un récit qui aurait pu faire partie du roman, un épisode comique qui se passe au siège de la Société des Nations. Céline met en scène une complicité entre le personnage de Ferdinand et un bureaucrate juif pour lequel il travaille. En effet, le juif ne lui cache pas qu'il détient la réalité du pouvoir, et lui montre sa méthode pour faire passer les décisions qu'il souhaite prises. Quand les responsables se réunissent, il attend qu'ils se soient épuisés en fatuités et vaines discussions et, au moment où la réunion doit finalement aboutir et des décisions être prises, glisse un papier où il a noté ce qu'il fallait faire. Tout heureux de pouvoir sauver la face, les responsables votent le programme inscrit par le juif... Ces pages résument l'antisémite : la redoutable ruse qu'il prête aux juifs s'accompagne d'un mépris total pour les non-juifs, des imbéciles qui, finalement, méritent d'être pris au piège. On sent chez lui la jouissance de se poser en tiers, témoin, voire complice, de la manipulation, reconnu par le juif qui le fascine comme un égal.
Le récit est très bon, et si le pamphlet n'avait compté que des récits de ce style, il aurait été d'une grande efficacité... mais il eût fallut que Céline se maîtrisât. Or le reste est plein d'imprécations et d'insultes, de "youtres" et de "youpins", qui reprennent à la puissance dix les clichés antisémites, les juifs maîtres du monde, les capitalistes à Wall Street, les internationalistes à Moscou. Ecrivain, il dénonce l'esprit enjuivé des lettres françaises et s'attaque à Proust – encore une fois, l'égal qui fascine. Je reconnus la vérité de ce qu'avait dit Sollers, les imprécations céliniennes balayaient la façade rationaliste des discours antisémites et révélaient leur nature obsessionnelle : il était impossible pour Céline de se maîtriser. Je défis quiconque d'être convaincu par une telle lecture !
Les seules autres pages littéraires émergeant du pamphlet et dans mon souvenir sont le récit d'un séjour de Céline à Léningrad, entrepris au début des années trente. On cite souvent le Retour d'URSS de Gide comme exemple d'un récit d'écrivain lucide sur l'Union soviétique, mais ces pages de Céline sont supérieures (je l'écris sans avoir lu le Gide). Supérieures littérairement : j'ai encore en tête l'image de son arrivée par bateau sur la Néva en pleine débâcle entre les quais de la ville, tableau presque aussi marquant que celui de son arrivée à New York dans Voyage au bout de la nuit. Et supérieures par leur vérité : contrairement à Gide, il n'a personne à épargner, aussi fait-il le récit sincère de ses visites dans la ville, accompagné d'une traductrice dont il comprend tout de suite qu'elle est chargée de le surveiller pour la police politique. Il voit la misère, il sent l'atmosphère de peur, et il l'écrit. J'aimerais que ce récit fasse l'objet d'une édition séparée car il le mérite.
Je fus contente d'avoir lu Bagatelles pour un massacre mais ne souhaitai pas le conserver dans ma bibliothèque. Je le revendis à un bouquiniste qui, après avoir vérifié son authenticité, m'en proposa le prix auquel je l'avais payé. La transaction se fit toute en discrétion et espèces.
Commentaires
Il y aurait donc des morceaux de "vrai" Céline (le romancier génial) dans ses pamphlets orduriers... voilà qui va à l'encontre de la volonté de séparer l'artiste de l'homme... l'artiste forcément plus intelligent que l'homme privé... l'impossibilité pour l'art de composer avec le mal... Je n'ai pas un amour démesuré pour l'écrivain... puisqu'il se comparait à Proust, l'égal, je préfère Proust... mais je reconnais son génie... et ça désole toujours de voir qu'un homme peut abriter en son sein un génie et un salaud.
Donc 600 francs, c'est cher pour un pamphlet antisémite, alors que 90 euros, c'est donné ? C'est drôlement curieux, ça...
@ Ph. B. : Nous sommes comme des enfants, nous voudrions que celui que nous admirons soit parfait.
@ Ernesto PALSACAPA : Donné, non, mais il me semble qu'avec 600 F il y a seize ans, on avait un plus grand pouvoir d'achat qu'avec 90€ aujourd'hui. Je me trompe peut-être...