1987 - Daphné du Maurier, Rebecca

Rebecca.jpgEmprunté à la bibliothèque.

"L'autre nuit, j'ai rêvé que je retournais à Manderley" est le célèbre incipit que me récita mon père quand il vit le roman, et que je vérifiai aussitôt, impressionnée par sa mémoire. Depuis ce jour, je l'ai retenu moi aussi et c'est d'ailleurs à peu près la seule chose que j'aie retenue de Rebecca, dont j'appréciai pourtant la lecture. En revanche, Rebecca le film est très présent dans mon esprit.

Entre le roman et moi aujourd'hui s'interpose en effet une autre œuvre, le film qu'Alfred Hitchcock tira du roman dans les années quarante, que je vis une première fois à la télévision pendant l'adolescence (après avoir lu le roman) et revis plusieurs fois ces dernières années, ayant acheté le DVD. Le film a définitivement relégué le roman au statut amoindri d'une bonne intrigue prétexte à une meilleure œuvre. Il m'a imposé son décor pour Manderley, un manoir gothico-romantique dont les jardins descendent jusqu'à la mer  une côte sauvage qui n'était pas sans m'évoquer la Bretagne. Il m'a imposé la séduction cassante de Laurence Ollivier en Mr de Winter, et le visage doux de l'actrice Joan Fontaine pour incarner la jeune épousée maladroite. J'aime la façon dont la caméra de Hitchcock s'amuse à la prendre toujours au dépourvu, novice parmi les habitants du manoir, peu aidée par son mari. J'aime le relief qu'il donne à la gouvernante de Manderley, véritable gardienne des lieux, dont la carnation et le silence fantomatiques nous effraient autant qu'ils effraient la jeune épouse.  Car nous sommes bien dans une histoire de fantôme.

Le roman de Daphné du Maurier naît d'une bonne idée : Rebecca est le fantôme d'un personnage mort avant le début du roman, la première Mrs de Winter. Ce fantôme hante Mr de Winter et sa toute jeune seconde épouse installés dans la belle propriété, et nuit à leur amour : le premier tremble qu'on découvre le cadavre de sa première femme secrètement haïe, qu'il a caché après l'avoir tuée par accident ; la seconde est anéantie par le souvenir omniprésent de Rebecca à Manderley, souvenir entretenu passionnément par la gouvernante, se persuadant que son mari est inconsolable de sa perte. Murés chacun dans leur idée, ce n'est que lorsqu'ils se diront la vérité qu'ils pourront détruire le fantôme (le symbolique incendie de Manderley). L'intrigue suit la jeune épouse qui lutte pour exister contre la fascination que Rebecca exerce sur elle et à travers elle, sur nous. 

Je regarde volontiers le film de Hitchcock pour deux raisons. Une dizaine d'années plus tard, je vécus une situation en quelques points analogue (mais sans Manderley et sans meurtre, banalité de ma vie). Je me souvins alors de l'histoire de Rebecca, dont le film réussi avait ancré les personnages dans ma mémoire mieux que ne l'avait fait le roman, et m'identifiai à la jeune épousée. Je ne pouvais assumer un passé qui n'était pas mien et m'étouffait par sa trop forte présence. Même si cet amour s'est éloigné dans le temps, il est certain que toute nouvelle évocation de l'histoire de Rebecca me le ramène aussitôt et modifie ma vision du film. La deuxième raison pour laquelle je regarde toujours le film avec plaisir doit être la même que celle qui a attiré l'attention de Hitchcock sur ce roman - outre le fait que l'action se passe en Angleterre et qu'il était attendu d'un réalisateur anglais tout juste arrivé à Hollywood d'adapter une histoire de son pays natal. Je pense au fait que le personnage éponyme du roman est une morte qui vienne réclamer des vivants. Dans Sueurs froides, son chef d'œuvre, la construction sera plus complexe mais proche : le personnage de Madeleine, cette fois incarné à l'écran, n'existe pas non plus, puisqu'il s'agit d'une actrice, Judy, qui prétend être Madeleine, laquelle pense être hantée par une morte, Carlotta... elle-même hantée par la mort puisque suicidaire ! Les histoires de fantômes et autres personnages d'outre-tombe ne m'attirent pas vraiment : les zombies, les vampires, m'indiffèrent, et je n'aime pas me faire peur avec eux. Mais ce qui m'attire dans Rebecca et dans Sueurs froides, mon film préféré entre tous, c'est le fantôme métaphore de l'illusion, de l'idée fixe qui attache l'âme et la fait dépérir de ne plus danser dans le mouvement de nos pensées et nos émotions. Et si je fus soulagée que L'archipel du Goulag détruise une de ces idées fixes, j'aime les contempler dans ces deux films de Hitchcock. 

La même année, je lus deux autres romans de Daphné du Maurier : L'auberge de la Jamaïque et Ma cousine Rachel. Je n'en garde aucun souvenir, et n'ai même pas vu le film tiré du premier qui aurait pu me rappeler l'histoire. Que vaut un roman dont le meilleur, ici l'intrigue, est mieux servi par un autre art, le cinéma ? 

Aparté : J'ai rêvé que je m'évadais du château de Silling, écrivais-je dans le billet sur L'archipel du Goulag. C'est une phrase que j'avais notée le lendemain de ce rêve. N'est-elle pas inspirée du "J'ai rêvé que je retournais à Manderley" ? Il ne me resterait bien que cette première phrase du roman de Daphné du Maurier....

Commentaires

1. Le mercredi 12 juin 2013, 10:27 par Ernesto PALSACAPA

Comment ça, les zombies t'indiffèrent !

2. Le mercredi 12 juin 2013, 18:53 par Véronique Hallereau

Ces morts-là sont encore trop vivants à mon goût !

3. Le samedi 22 juin 2013, 12:48 par KIKIBEA

"Rebecca", "L'auberge... " et "Ma cousine..." sont MES romans d'adolescence savourés à l'ombre de tilleuls ! Tu me fais revivre ces émotions, merci. Ma préférence ne va pas au film, excellent pourtant, car à la lecture mon imagination féconde avait déjà fait son propre film.... (sans le talent d'HITCHCOK que j'adore mais, le mien ...). Criss ou Kikibéa

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